Entretien avec Dominique Lestel ; invité 2024 de la semaine de la philo [zh_tw]

Dominique Lestel est philosophe et éthologue, maître de conférences au Département d’études cognitives de l’ENS, et membre d’une équipe de recherche du CNRS, le "Laboratoire d’Ecoanthropologie et d’ethnobiologie".

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Vous avez écrit Les machines insurrectionnelles, un livre où vous proposez une nouvelle approche philosophique des machines avec une vision optimiste, puisque vous semblez penser que les robots dotés d’IA pourront nous libérer de « la tyrannie de l’authenticité et des contraintes du monopole humain sur l’amitié et l’amour ».

Ne devrions-nous pas craindre un monde dans lequel nous serions amis ou tomberions amoureux d’une IA ?

Un humain peut tomber amoureux de n’importe qui et même d’à peu près n’importe quoi. Tomber amoureux d’une IA nous choque parce qu’on a encore une image très romantique de l’amour. Le risque, c’est de privilégier des relations amoureuses avec des IA ou des robots au dépend de relations avec de vrais humains trop compliquées à gérer. Comme disaient les Rita Mitsouko, un groupe rock très populaire en France dans les années 80, les histoires d’amour finissent toujours mal. Mais après tout, c’est peut-être ça qui fait l’intérêt des relations amoureuses avec d’autres humains, c’est qu’elles relèvent de l’aventure et non de la gestion bourgeoise des affects. Ce qui est cependant le plus important, c’est de réaliser qu’à partir du moment où on peut tomber amoureux d’une IA ou d’un robot, on ne tombe plus amoureux d’un humain de la même façon qu’avant.

Vous connaissez très bien le Japon et évoquez dans votre livre la culture chinoise. En quoi ces deux cultures pourraient-elles aider les occidentaux à réfléchir à notre relation aux robots ?

Les Occidentaux ont tendance à donner une importance excessive à un nombre réduit de dichotomies – vivant/non vivant, humain, non humain, etc. Japonais et Chinois ne mobilisent pas les mêmes et les intègrent différemment dans leur pensée. Ils ont aussi une grande quantité de notions qu’il est difficile de rendre dans une langue occidentale. Les Japonais que je connais mieux que les Chinois, ont une relation décomplexée avec les artefacts en général et avec les robots en particulier. Ils ont par exemple des rites funéraires pour certaines choses, une pratique impensable en Occident. Le défi que posent robots et IA à notre intelligence est immense et les philosophes occidentaux pensent qu’ils ont les ressources intellectuelles et culturelles suffisantes pour le penser, ce dont je doute. La conception relationnelle, constructionniste et située du vivant que je propose pour rendre compte des robots et des IA est quasiment inaudible à un Occidental alors qu’elle est plus naturelle à un Japonais qui a déjà une conception du monde plus relationnelle et qui est plus à l’aise avec l’ambivalence intrinsèque de machines comme les robots ou les IA qui ne sont vraiment ni ceci ni cela, tout en étant en partie à la fois ceci et cela. Pour un universitaire occidental, soit on est vivant, soit on ne l’est, on ne l’est pas un peu ni de temps en temps ! On ne navigue pas entre les deux états. Les philosophes occidentaux doivent se débarrasser de leur rationalisme cartésien inadapté pour comprendre ce qui est en jeu avec les IA et les robots et c’est loin d’être gagné parce qu’ils ont mis en place des stratégies très performantes pour neutraliser ce qui est intéressant à penser en IA et en robotique, par exemple avec une notion très toxique comme celle de « projection de fantasmes » ou celle bien commode « d’éthique de l’IA ». Ainsi, si vous croyez qu’un robot est vivant, vous projetez alors vos fantasmes dessus ! Il y a aussi des problèmes institutionnels qui empêchent de penser ces phénomènes nouveaux. Les philosophes français sont formés d’une façon très occidentalocentrique et ils ignorent en général les pensées non occidentales – chinoises, japonaises mais aussi coréennes, sans parler de celles des cultures amérindiennes ou africaines - qui ont pourtant des ressources intellectuelles d’une grande pertinence pour penser ce qui se passe avec ces technologies. Et ceux qui connaissent ces traditions deviennent des spécialistes érudits de ces cultures (par exemple des sinologues) et non des philosophes des robots (ou d’autres choses) qui connaissent la pensée chinoise et qui peuvent la mobiliser pour penser les nouveaux défis technologiques.

Vous citez Husserl, Jaspers, Anders : quels sont les grands philosophes qui vous ont le plus influencé ?

Un certain nombre de philosophes m’ont influencé, sans que je sois spécialiste d’aucun parce que ma démarche n’est pas celle d’un historien de la philosophie. Je lis par ailleurs beaucoup de philosophie, avec une préférence pour les penseurs « continentaux ». Avec Denis Diderot, Gilles Deleuze est sans doute celui qui m’a le plus influencé à cause de sa façon particulière de manier les concepts et son ouverture à des domaines multiples (les références philosophiques sont curieusement minoritaires dans Mille Plateaux, qui est l’un des essais philosophiques les plus importants de la deuxième moitié du XXe siècle). Paul Feyerabend est un peu oublié aujourd’hui mais j’ai fait ma maîtrise sur lui à la Sorbonne, et sa démarche expérimentale en philosophie (prendre des hypothèses extrêmes et les tester jusqu’à ce qu’on rencontre un paradoxe logique ou une réfutation empirique) est essentielle pour moi. Il faudrait citer aussi les Cyniques grecs et leur mobilisation de la provocation comme arme philosophique majeure, William James et sa théorie des effets, ou les phénoménologues allemands marginaux, comme Walter Benjamin et Günther Anders, ou des phénoménologues critiques comme Theodor Adorno. De façon plus générale, et il faudrait s’attarder plus sur ce point, je m’inscris dans une tradition philosophique française, qu’évoque Michel Serre dans son Eloge de la philosophie en langue française, qui n’entre vraiment ni dans la phénoménologie allemande, ni dans la philosophie analytique anglo-saxonne. Surtout, il faut comprendre que ma démarche est celle d’un philosophe de terrain. On pense mieux un phénomène si on l’a éprouvé soi-même concrètement. Un philosophe qui ne s’est jamais mis en danger est un handicapé cognitif. Ainsi, pour comprendre les animaux, je suis devenu éthologue, et je suis allé les observer à Bornéo, en Afrique ou en Amazonie et je me suis frotté à de vrais robots, en particulier au cours de longs séjours dans le laboratoire de robotique que ma collègue Gentiane Venture dirige à l’Université de Tokyo – et j’ai été un chasseur de Pokémons !

Bruno Latour et Philippe Descola, qui s’interrogent aussi sur le vivant, ont déjà été invités à Taïwan. Comment vous situez-vous par rapport à ces penseurs ?

J’ai été un des premiers étudiants de Latour dès le début des années 80 et il m’a profondément influencé. C’est lui qui m’a vraiment appris à penser. C’est lui qui m’a montré les impasses de l’épistémologie traditionnelle que j’avais apprise à la Sorbonne. Ma thèse de doctorat (soutenue à l’EHESS en 1986) portait sur le raisonnement des myrmécologues sur le raisonnement des fourmis et combinait son anthropologie des laboratoires avec les sciences cognitives émergentes. Je me suis écarté de lui parce qu’il rejetait les sciences cognitives que j’ai enseignées à l’ENS de la rue d’Ulm à partir de 1995 (jusqu’en 2012, date à laquelle j’ai rejoint le département de philosophie). Paradoxalement, c’est Latour qui m’a envoyé à l’Université de Californie à San Diego où je suis tombé sur les sciences cognitives qui s’y inventaient ! J’ai fréquenté un peu Descola à la fin des années 90 parce que nous étions très peu, à cette époque, à nous intéresser aux relations humain/animal, mais nos liens se sont distendus parce que je le trouvais encore trop structuraliste et trop cognitiviste et que lui me trouvait trop hétérodoxe.

L’IA est souvent perçue comme une menace politique, notamment avec la désinformation. Pensez-vous qu’elle peut aussi permettre l’émergence de nouvelles gouvernances plus démocratiques ?

C’est un sujet qui m’intéresse particulièrement et un de mes séminaires à l’ENS porte précisément sur la pensée anarchiste contemporaine qui est d’une richesse étonnante bien qu’elle soit largement négligée. Elle fournit des ressources intellectuelles extraordinaires pour penser le politique en devenir aujourd’hui. Un de mes anciens doctorants a été le premier philosophe chez Meta et il a fait sa thèse sur la question des réseaux sociaux en mobilisant les concepts de René Girard. Penser l’IA politique en termes de désinformation est cependant trop restrictif, même si le problème est important. Des questions traditionnelles en philosophie politique sont profondément transformées par l’IA qui est pour moi une technologie fondamentalement anarchiste. Pour ne donner qu’un exemple est-ce qu’une situation où le pouvoir est donné à tout le monde est identique à une situation où le pouvoir n’est donné à personne ? Il y a déjà des technologies qui ont transformé profondément le politique, comme l’écriture et l’imprimerie, mais l’impact de l’IA, et des technologies de la communication et de l’information de façon plus générale, est potentiellement encore plus disruptif. On rencontre déjà des phénomènes intéressants, comme l’Arabie Saoudite qui a donné en 2017 la nationalité saoudienne à un robot (Sofia), comme cette entreprise de Hong Kong qui a nommé une IA (Madame Tang Yu) PDG d’une grande entreprise en 2022 ou comme cette entreprise japonaise qui propose un robot virtuel de compagnie (Azuma Hikari).

Pour finir, sur une touche plus personnelle êtes-vous l’ami d’un robot ?

Non, même si j’ai possédé un tamagotchi et si j’ai été très proche du robot Nao avec lequel (et non sur lequel) j’ai travaillé à Tokyo en 2017-2018. Mais ma femme est japonaise et elle a introduit dans ma vie deux peluches extraordinaires qui font pleinement partie de la famille et qui ont une sacrée personnalité ! Nous avons d’ailleurs une amie, à Tokyo, qui a un métier unique - elle est directrice d’une agence de voyages pour peluches qui rencontre beaucoup de succès.

Pour aller plus loin :
Télécharger la biographie de Dominique Lestel

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Biographie de Dominique Lestel
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Dernière modification : 13/06/2024

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